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La loi anti-foulard
Monsieur Jacques Chirac,
Chanoine d’honneur en la Basilique Saint Jean de Latran,
Président de la République laïque française.
L’allure accélérée des procédés concernant l’intronisation de la loi
anti-foulard m’incite à vous importuner, encore une fois, puissent les
éclaircissements qui suivent aider à une reconsidération de toute cette
situation.
Le mercredi 7 janvier, le texte de la loi anti-foulard a été rendu public.
Transmis pour examen au Conseil d’Etat, lundi 5 janvier, il sera présenté le
28 janvier en Conseil de ministres et examiné par l’Assemblée nationale
début février. L’exposé des motifs tient à la sémantique présidentielle,
reprend à plusieurs reprises les termes exacts de votre discours du 17
décembre 2003, exprimant vos souhaits à l’égard du choix à faire, et précise
que les signes ostensibles sont : « les signes et tenues dont le port
conduit à se faire reconnaître immédiatement par son appartenance religieuse
(...) : le voile islamique quel que soit le nom qu’on lui donne, la kippa ou
une croix de dimension manifestement excessive »
Le projet de loi n’aborde pas la question des établissements français à
l’étranger. Appliquer le principe d’interdiction ou se conformer au droit
local ? Mais l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger ( AEFE ),
organisme chargé de gérer le réseau de 400 écoles, collèges et lycées hors
de France, explique : « La règle générale est que le droit local s’applique,
mais que les établissements peuvent prévoir une application stricte dans le
cadre de leur règlement intérieur »
De même, la loi sera appliquée dans l’ensemble des départements français
d’outre-mer : Guadeloupe, Guyane, Martinique et Réunion, en passant par
l’Alsace et la Moselle d’abord, en exceptant la Polynésie française et en
faisant une référence explicite à Wallis-et-Futuna.
Le projet de loi compte trois articles, qui jettent un peu plus de lumière
sur les intentions réelles : l’interdiction des signes religieux ostensibles,
dans les écoles, les collèges et les lycées ; la mise en vigueur à la
rentrée prochaine ; et, l’application de cette loi à Wallis-et Futuna, en
Nouvelle-Calédonie et à Mayotte, où la population est à 97 % musulmane !
Pourquoi aller si loin ? Agresser l’obligation morale d’une majorité
écrasante, pour préserver l’allergie injustifiée d’une minorité aussi infime,
tient d’un parti pris prémédité, mal orienté, et prouve, sûrement, que ce
n’est pas le foulard qui gêne, mais l’Islam.
Permettez-moi, Monsieur le Président, de relever quelques points, outre la
rapidité avec laquelle cette loi a été rédigée et prête à imposer. Rapidité
qui révèle qu’il s’agit manifestement d’une opération politique, vaticane,
et non de vraie laïcité. Ce sont : le voile islamique, les établissements
français à l’étranger, l’ensemble des départements français d’outre-mer, et
la politique en cours.
1 - Le voile islamique
L’exposé des motifs comporte une discrimination fort révélatrice, puisque
c’est du voile islamique qu’il s’agit, « quel que soit le nom qu’on lui
donne », alors que la croix est permise, à condition qu’elle ne soit pas «
de dimension manifestement excessive » ! Que la croix soit petite ou de
format démesuré, est-ce que cela change en quoi que ce soit le fait que
c’est un signe d’appartenance religieuse ? La seule vue de la croix précise
catégoriquement la confession, tandis que le foulard, comme je l’ai déjà
signalé dans la lettre précédente, peut être porté par toutes les femmes,
quelle que soit leur confession.
2 - Les établissements français à l’étranger
Même si le projet de loi n’aborde pas le statut de ces établissements,
l’explication de texte avancée par l’Agence qui les gère, dénote du même
parti pris discriminatoire, puisqu’elle leur accorde la possibilité de
contourner « la règle générale du droit local » et de « prévoir une
application stricte dans le cadre de leur règlement intérieur » Ce qui
permet un biais pour imposer cette loi, même dans les lycées français en
Egypte ou ailleurs, ouvrant ainsi une brèche pour d’autres interventions et
d’autres concessions polarisées...
3 - Les Départements français d’outre-mer
Les rédacteurs de ce projet de loi ignorent-ils le nom exact de ces
départements d’outre-mer ? Ce sont des colonies, des colonies qui datent du
temps de la politique d’annexion forcée, menée par Louis XIV. Leur statut de
dépendance à la France a été renouvelé ou légalisé dans les années 195O,
lors de la vague du partage du monde entre colonisateurs. La présence de ces
colonies ne gêne-t-elle pas ou ne porte-t-elle pas grossièrement atteinte
aux trois piliers de la laïcité, à ne citer que la liberté, ou bien la canne
à sucre, le rhum, le nickel et autres intérêts priment-ils sur les acquis de
la Révolution française ? ! En quoi le foulard de ces habitants d’outre-mer,
gêne-t-il la France, située à quelques milliers de kilomètres ? !
4- La politique en cours
Que ce soit la loi, son projet, ses préparatifs ou ses visées, le tout
découle d’une politique inéquitable et polarisée. Une politique justifiée,
peut-être, par les titres de vos doubles fonctions de Chanoine d’honneur et
de Président d’une République laïque. Mais c’est une attitude qui démontre à
quel point l’Islam n’est pas toléré : Lors de votre visite au Vatican, le 20
janvier 1996, (première visite officielle depuis celle de De Gaule, en 1959)
vous avez insisté sur le caractère chrétien de la France, « fille aînée de
l’Eglise, par sa fidélité catholique » et par « son dynamisme missionnaire »
Le discours se termine sur la Sainte alliance de la France et du Vatican, en
précisant : « Voilà pourquoi la France et le Siège Apostolique ont vocation
à travailler ensemble, toujours plus étroitement », en concluant par des
vœux « pour l’accomplissement des desseins de Son pontificat »
Intronisé Chanoine d’honneur en la Basilique de Saint Jean de Latran, vous
avez précisé que votre présence était « le gage de relations fécondes, de
relations à poursuivre et nourrir entre la France et le Saint-Siège en même
temps qu’entre l’Eglise et l’Etat » C’est justement ce que vous êtes en
train de réaliser, nonobstant la sainte laïcité !
Une déclaration d’allégeance aussi nettement exprimée à l’égard de l’Eglise,
n’est pas de mise, me semble-t-il, avec un pays qui insiste avec pompe sur
sa laïcité, sur sa séparation du politique et du religieux. Ce n’étaient
point là des formules de simple courtoisie, mais une politique d’Etat,
puisque Monsieur Pierre Morel, Ambassadeur de France au Vatican, déclara
dans son discours d’entrée en fonction, que votre présence, en tant que Chef
d’Etat « se veut bien davantage que la seule perpétuation d’une ancienne
tradition. Elle entend témoigner de la fidélité de mon pays, dit-il, à ses
origines, aux sources de sa culture et de sa civilisation », et de conclure
en insistant sur « le dépassement d’un blocage ancien autour de ce que nous
appelons la laïcité » !
Dans un entretient accordé le 20 novembre 2001 au journal catholique La
Croix, le Premier ministre Lionel Jospin dit distinctement : « Après 1988,
ministre de l’éducation nationale, j’ai veillé, quand nous avons fait la
réforme des rythmes scolaires, et à la demande de mes interlocuteurs
catholiques, à ce que cela n’affecte pas le catéchisme »
De ce qui précède, souligner la « fidélité catholique » de la France, son «
dynamisme missionnaire », et ses vœux « pour l’accomplissement des desseins
» de Jean Paul II, prouve incontestablement le rôle contradictoire d’une
politique abusive, d’une double appartenance, qui ne peut servire un maître
sans porter atteinte à l’autre. On ne peut être fidèle à deux voies aussi
antagonistes. Dépasser un « blocage » veut dire surmonter sa raison d’être,
qui est ici ce que vous appelez la laïcité. Les desseins de Jean Paul II,
eux, sont avoués sans le moindre détour : l’évangélisation du monde. C’est
bien dans ce gouffre que vous poussez le monde.
La fidélité catholique de la France et son dynamisme missionnaire lui font
assumer les deux tiers de la charge des missions de par le monde, pour ne
rien dire des « bleus » de la loi de finances. Il est clair que la France
n’est plus tout à fait laïque : La laïcité de combat, inspirée par
l’anticléricalisme décline subrepticement, se meurt lentement mais sûrement,
car une laïcité ouverte, probe et conséquente avec ses critères, exige un
traitement équitable à l’égard de tous les cultes, sans la moindre
différentiation.
Honorable Chanoine et Monsieur le Président, permettez-moi d’ajouter, à
propos de ce malaise indigeste, causé par le voile islamique, considéré
comme signe « ostentatoire » : Que diriez-vous alors des signes vraiment
ostentatoires, pour ne pas dire provocateurs, qui nous sont politiquement
imposés ? Cités à titre d’exemples : les cloches des églises qui
carillonnent chaque matin ; la messe du dimanche télévisée chaque semaine ;
et celle de minuit à Noël, pour ne rien dire du décorum qui scintille dans
les rues et dans les établissements ; le développement inouï du nombre des
églises ou de leurs récents agrandissements, qui dépassent de loin le nombre
de leurs adhérents ; les missionnaires qui sillonnent le pays en toute
liberté, sans la moindre vergogne ou la plus futile des entraves ; le Noël
copte, du 7 janvier, dernièrement imposé comme Fête nationale et jour férié,
en Egypte, terre d’Islam et pays d’Al-Azhar, où la minorité chrétienne,
toutes les confessions contraires comprises, est bien moindre que la
minorité musulmane en France ?! Pleurer la tolérance ou accuser la
discrimination ? N’avons-nous pas le droit d’agir de même, comme vous le
faites, et d’insister, par tous les moyens, pour éliminer ces signes, ne
serait-ce qu’à titre de réciprocité et d’égalité humaine ? !
Arracher une permission polarisée d’avance, pour prescrire une loi
préfabriquée et prête à imposer, une loi contraire à nos principes moraux et
culturaux, et qui, avant même d’être approuvée, inclut déjà les femmes
fonctionnaires, de confession musulmane, et incite d’autres pays européens à
suivre le même pas, s’appelle une gageure. Est-ce un geste qui porte honneur
à votre pays, à sa laïcité, à sa tolérance et à ses critères de liberté,
d’égalité et de fraternité ou bien passe-t-il dans le cadre de
l’évangélisation du monde, auquel les meneurs du jeu ont fixé cette décade
pour la terminer ? Le titre honorifique que vous portez vous permet,
sûrement, une connaissance beaucoup plus approfondie que la mienne. Mais là,
un commentaire s’impose : ce n’est pas à une Europe « au service de tous les
citoyens » que vous œuvrez, comme vous le dites dans vos souhaits de nouvel
an, aux Français, mais à une Europe vaticane. Une Europe discriminatoire,
raciste, qui ne connaît la moindre notion de tolérance, et qui ne connaît
même pas les arrières-fonds historiques de sa propre confession.
Au lieu de nourrir et d’encourager tant de haine contre l’Islam et les
musulmans, n’est-il pas plus correct de penser, de se ressouvenir, au moins,
de tout ce qui a causé l’athéisme et la laïcité en Europe, de réviser cette
« page noire de christianisme » avant de nous imposer une religion que
personne au monde ne sait, autant que vous, européens, combien elle a été
manipulée par le fanatisme ecclésiastique à travers les Conciles, le long
des siècles. Ce n’est point une critique, mais une vérité qui nous blesse,
de vous voir si obstinément résolus à nous christianiser.
De cette « page » alourdie de sang et de tristes évènements, je ne cite que
la déification de Jésus-Christ, au premier Concile de Nicée, en 325, et la
formation de la Trinité au Concile de Constantinople, en 381. Passion et
Rédemption n’ont été ajoutées qu’au Ve siècle. Ce qui constitue un retour
catégorique au polythéisme, au paganisme, et représente la vraie barrière ou
l’irrémédiable et infranchissable fissure entre le Christianisme et l’Islam.
Fissure aggravée par le long labeur de sape effectué par les orientalistes,
qui s’appliquèrent patiemment et savamment à dénaturer l’Islam, dès sa
Révélation, jusqu’à nos jours. Pour ne rien dire de toutes les orientations
dictées aux missionnaires pour guider leur travaille de christianisation. Un
travail basé sur l’hypocrisie et le contournement.
Ce sont ces déviations foncières du monothéisme qui nécessitèrent la
Révélation de l’Islam. La clarté de ses prescriptions divines revient au
fait qu’il n’y a point d’ « alchimie » imposée par un obscurantisme
quelconque, point de messianisme, point d’histoire organisée, remaniée,
réajustée ou manipulée, point de messie, de médiateur ou de médiation ourdie,
point de rédempteur ou de rédemption inventée de toute pièce ! Rien de
toutes ces machinations ecclésiales. Un simple choix à faire entre le bien
et le mal, entre le licite et l’illicite, entre le chemin de rectitude,
nettement prescrit, et une tortuosité louvoyante. Un choix perpétuel que
doit faire chacun des êtres humains, et qui le place tout seul, face à son
Créateur, n’ayant que ses propres actions, délibérément choisies, pour
passer son examen du Jugement Dernier.
L’Islam marque une distinction absolue entre la Transcendance d’Allah et
tout le reste des univers. L’Islam nous impose le devoir de vénérer tous les
Prophètes qui ont précédé Muhammad (et non le Mahomet francisé), sinon nous
manquons à notre foi. Vénérer Jésus, le Prophète, qui n’est venu que pour
les brebis égarées de la maison d’Israël (cf. Nouveau Testament et Qur’an)
et sa mère, la très sainte, qui se préserva de toute souillure, fait partie
intégrante de notre foi. Aucun Livre sacré, même le Nouveau Testament,
malgré sa rédaction à travers les siècles, ne lui accorde une place aussi
distinguée d’entre toutes les femmes de la terre ! Aucun Livre sacré ne leur
accorde, à tous deux, une place aussi privilégiée. Le vrai problème causé
par le Qur’an est qu’il dénonce toutes les manipulations effectuées par le
fanatisme ecclésial. Il n’est d’ailleurs pas le seul à le faire, sinon
l’Europe n’aurait pas connu athéisme et laïcité...
Les vrais problèmes qui ravagent le monde, la faim, la misère, les épidémies,
les problèmes de l’environnement, la course aveugle à l’armement, les
arrogantes rodomontades de la politique internationale, la myopie obstinée à
vouloir imposer à tout le monde un seul système politique, social,
économique, culturel et religieux, sous titre de mondialisation, pour la
simple raison d’une prétendue supériorité matérielle, tout cela, et la liste
est bien plus longue, nécessite vraiment que l’on monopolisât gouvernements
et parlements, pour trouver des solutions radicales, humaines, et non un
pauvre petit foulard qui ne touche en rien à la laïcité.
En remerciant votre patience pour la lecture, croyez-moi, Monsieur le
Président, je ne trouve pas de mots pour exprimer la déception, la
désillusion et l’humiliation de voir la France, tellement chérie dans nos
cœurs et idéalisée dans nos esprits, aller au bord d’un tel abîme ! C’est
peut-être facile à dire, mais le bouleversement que cela nous cause est
vraiment triste à vivre. Puisse la méditation impartiale de cette lettre
vous porter conseil...
Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’hommage de mon profond respect.
Zeinab ABDELAZIZ
Professeur de Civilisation française
Le Caire, le 13 janvier 2004